Ambibé Babadyi
Premières collaborations avec les membres de Dakar-Djibouti
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Le 9 octobre 1931, Ambibé Babadyi se présente au campement pour proposer ses services à la mission Dakar-Djibouti, après avoir appris qu’elle « employait des informateurs indigènes rétribués » [7]. Une semaine auparavant, lors d’une sortie de masques, les ethnographes l’avaient déjà remarqué parmi les hommes s’exprimant en « langue secrète », mais son embauche est bien le fruit d’une démarche personnelle et volontaire rendue possible par son double statut : celui de vieillard, aîné de son lignage, et celui de cordonnier-teinturier, dispensé des règles de discrétion et de retenue en raison de sa position subalterne et de son absence présumée de pudeur, de honte et de sincérité, selon les stéréotypes dogon sur les jan. La propre devise du cordonnier l’assimile d’ailleurs à un menteur [8].
Lors de cet entretien inaugural, Ambibé Babadyi se vante d’être « un des sept hommes de Sanga qui possèdent la complète initiation » [9] et devient, à partir de ce jour, le principal informateur salarié de Michel Leiris et son unique instructeur en « langue du sigui » (sigi sɔ), langue rituelle associée aux masques et réservée aux hommes. La maîtrise la plus aboutie de la « langue du sigui » – appelée « langue secrète » par Leiris – s’acquiert en principe juste avant la cérémonie soixantenaire du sigui : dans chaque village, de jeunes hommes sont choisis pour effectuer en brousse une retraite de trois mois au cours de laquelle ils apprennent, auprès des vieux, les mythes et les prières énoncés dans cette langue poétique et allusive aux formules courtes et rythmées. En raison de son statut de cordonnier, Ambibé Babadyi ne pouvait prétendre à ce type d’initiation ; il a donc acheté son apprentissage auprès d’un spécialiste, à titre personnel et en dehors de tout cadre rituel [10]. Il est probable que cette démarche volontaire était motivée par un désir de prestige et de reconnaissance sociale afin de compenser son statut inférieur, source de marginalisation et de mépris. Il se vantait d’ailleurs de l’étendue de son savoir et se mettait fréquemment en avant lors des cérémonies funéraires, parfois de façon théâtrale, en lançant de brèves exhortations et en déclamant de longs mythes ou prières en langue du sigui.
Pendant près d’un mois, Michel Leiris devient à son tour, contre rétribution, l’élève régulier et patient d’Ambibé Babadyi dont il loue la qualité de l’enseignement. Les leçons quotidiennes se déroulent en présence de l’interprète Dousso Wologuem et, au bout d’une semaine, Leiris présente son « professeur » comme « le plus fort connaisseur du pays en matière de langue secrète » et comme un « vieil ami » admirable avec qui il a « des entretiens inouïs » [11]. Mais à la fin du mois d’octobre, Leiris rompt brutalement avec son informateur qu’il traite désormais de « traitre » et de « vieille canaille » [12]. Dans son journal, il l’accuse de l’avoir dupé en lui dissimulant sciemment l’existence d’un « grand masque » (ou « mère du masque ») qui serait la clé de voûte de nombreux rituels et institutions : « le vieil Ambibè, d’un bout à l’autre de mon travail avec lui, m’a menti, me donnant une foule de détails, certes, mais omettant à dessein les choses essentielles ». Marcel Griaule est lui aussi convaincu que ce vieillard leur a menti par omission malgré le traitement de faveur qu’il reçoit :
Ambibé est choyé, payé, honoré. On respecte son sommeil dans la chaise longue de l’interrogatoire ; on ferme les yeux sur ses stages de buveur au marché. Ambibé donne un code splendide de la société. Mais il oublie, comme par hasard, de dicter les pages maîtresses [13].
Les reproches des deux ethnologues se fondent sur la conviction – largement partagée à l’époque – que les informateurs leur cacheraient des secrets essentiels pour la compréhension de la société étudiée. Par ailleurs, si Leiris se sent trahi, bien plus que Griaule, c’est parce qu’il pensait avoir noué avec son instructeur une relation de confiance et de proximité qui devait aboutir, de son point de vue, à la révélation spontanée de ces secrets présumés :
Mon histoire avec le vieil Ambibè a été une assez vive déception, car (…) il est toujours pénible de s’apercevoir brutalement qu’on a été dupé. Les relations avec l’informateur ayant toujours plus ou moins l’allure de relations amicales, cela prend un peu tournure de trahison [14].
En grande partie infondées, les accusations à l’encontre d’Ambibé Babadyi ne traduisent pas seulement une vision erronée de la notion de secret dans les sociétés africaines ; elles témoignent également de la méconnaissance, par les ethnographes, des positions statutaires, des motivations et des connaissances respectives de leurs informateurs. Si Ambibé a bien les compétences requises pour donner des informations sur la langue du sigui et pour transmettre les mythes énoncés dans cet idiome, son statut de cordonnier l’exclut de la plupart des rituels liés au « grand masque » et il n’a donc ni la légitimité ni les connaissances pour parler de cet objet, contrairement au groupe non endogame des inne puru. C’est d’ailleurs l’un de leurs membres, l’informateur Tabéma Dolo [15], qui révèle à Griaule « les vrais rites du sigui, ceux concernant la mère du masque » [16].